La piste

 

Sally les vit approcher.

Elle fit un bond en arrière pour s’écarter de la fenêtre et rajusta sa jupe tout en réfléchissant. Courage, ma fille, se dit-elle. Tu vas t’en sortir. Tu leur adresseras ton sourire modèle « hôtesse accueillante » et ils ne soupçonneront rien. Elle se glissa derrière le bar et, pour la première fois durant ses heures de travail, se versa une chope de Springo Spécial dont elle but une grande lampée.

Beurk... Elle n’avait jamais été très friande de ce truc. Trop de rats crevés au fond du tonneau à son goût.

Comme elle s’enfilait une seconde gorgée de rat crevé, un puissant faisceau de lumière pénétra dans la taverne, balayant son intérieur et les personnes qui s’y trouvaient. Il s’arrêta un instant sur Sally avant de se déplacer et d’éclairer les visages blêmes des marchands du Nord. Ceux-ci cessèrent de parler et échangèrent des regards inquiets.

Quelques secondes plus tard, des pas pressés résonnèrent sur le trottoir en planches puis la meute s’engagea en courant sur le ponton qui trembla. La taverne fut également secouée, les assiettes et les verres s’entrechoquèrent, accompagnant le mouvement. Sally posa sa chope, se releva et plaqua à grand-peine un sourire aimable sur ses traits.

La porte s’ouvrit dans un grand fracas.

Le Chasseur entra d’un pas volontaire. Derrière lui, à la lumière du projecteur, Sally aperçut ses hommes alignés sur le ponton, prêts à faire feu.

— Bonsoir, monsieur, dit-elle avec une gaieté forcée. Qu’est-ce que je vous sers ?

Le Chasseur perçut la tension dans sa voix et en éprouva de la satisfaction. Il aimait inspirer la crainte.

Il s’approcha lentement du bar, se pencha au-dessus et regarda Sally dans les yeux.

— Des renseignements. Je sais que tu en as.

— Ah ? fit Sally.

Derrière le ton poli et faussement intéressé de l’hôtesse, le Chasseur devina la peur et le désir de gagner du temps.

Bien, pensa-t-il. Elle sait quelque chose.

— Je poursuis un petit groupe de dangereux terroristes, dit-il en scrutant le visage de son interlocutrice.

Sally se cramponnait à son masque d’« hôtesse accueillante » mais durant une fraction de seconde, celui-ci se lézarda, laissant apparaître la plus volatile des émotions : la surprise.

— Cela t’étonne d’entendre tes amis décrits comme des terroristes ?

— Non, se défendit Sally.

Comprenant qu’elle avait gaffé, elle bredouilla :

— Je... Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je...

Elle renonça. Le mal était fait. Comme ça avait été facile ! Ce devait être à cause des yeux du Chasseur ; des yeux flamboyants, à peine fendus, qui fouillaient vos pensées tels deux projecteurs. Elle avait été idiote de croire qu’elle pourrait le tromper. Son cœur battait si fort qu’il lui semblait que l’homme pouvait l’entendre. Bien sûr, c’était le cas. Aucun son n’était plus doux à ses oreilles que les battements affolés du cœur d’une proie acculée. Après en voir bien joui, il reprit :

— Tu vas me dire où ils sont.

— Non, marmonna Sally.

Le Chasseur resta impassible devant cette dérisoire tentative de rébellion.

— Mais si, répliqua-t-il d’un ton neutre.

Il s’appuya contre le bar :

— Tu as un bel établissement, Sally Mullin. Très joli. Il est en bois, pas vrai ? Ça fait un bout de temps qu’il existe, si j’ai bonne mémoire. Le bois doit être sec. Ça ferait une belle flambée.

— Non...

— Voici ce que je te propose : tu me dis où sont allés tes amis et je ferai comme si j’avais égaré mon briquet...

Sally resta muette. Les pensées se bousculaient dans sa tête, sans ordre ni logique. Tout ce qu’il en ressortait, c’est qu’elle avait omis de faire remplir les seaux à incendie depuis que le petit plongeur avait accidentellement enflammé des serviettes.

— Dans ce cas, je vais dire à mes gars d’allumer le feu. Je fermerai la porte derrière moi en sortant. Ce serait trop bête que quelqu’un se blesse en essayant de se sauver, tu ne crois pas ?

— Vous n’avez pas...

Sally s’avisa tout à coup que non content d’incendier sa taverne chérie, le Chasseur s’apprêtait à la brûler avec... Sans parler des cinq marchands. Elle jeta un coup d’œil à ces derniers. Ils discutaient à voix basse d’un air angoissé.

Le Chasseur n’avait rien à ajouter. Tout se déroulait à peu près comme prévu. A présent, il allait montrer à cette femme qu’il ne plaisantait pas. Il tourna brusquement les talons et se dirigea vers la porte.

Tandis qu’elle le suivait des yeux, Sally sentit la colère l’envahir.

Comment osait-il faire irruption chez elle et terrifier ses clients, avant de menacer de tous les réduire en cendres ? Cet homme n’était qu’une brute, et elle détestait les brutes.

Pleine de fougue, elle surgit de derrière le bar.

— Une minute !

Le Chasseur sourit. Sa ruse avait fonctionné, comme toujours. Rien de tel que de les laisser mariner quelques minutes pour les faire changer d’avis. Il s’arrêta sans se retourner.

Sally lui décocha un violent coup de botte dans le tibia. Pris au dépourvu, le Chasseur agrippa sa jambe et se mit à sautiller sur place.

— Brute !

— Imbécile ! Tu vas le regretter, Sally Mullin.

Un officier de la Garde passa la tête à la porte :

— Un problème, chef ?

Vexé d’avoir été surpris dans une posture aussi peu digne, le Chasseur éructa :

— Non ! Ça fait partie du plan.

— On a ramassé des branchages et on les a disposés sous la taverne comme vous l’aviez demandé, chef. Le bois est bien sec et les hommes ont commencé à battre le briquet.

— Parfait, dit le Chasseur d’un air sinistre.

— Excusez-moi, monsieur ? fit une voix à l’accent prononcé.

Un des marchands du Nord avait quitté la table et s’était approché.

— Quoi ? grommela le Chasseur en faisant volte-face sur un pied.

Le marchand se tenait gauchement devant lui. Sa tunique rouge foncé, signe d’appartenance à la Ligue hanséatique, avait récolté nombre de taches et d’accrocs au cours de ses voyages. Ses cheveux blonds et fins étaient maintenus en place par une bande de cuir graisseux nouée autour de son front. La lumière crue du projecteur lui faisait une mine de papier mâché.

— Je crois que nous avons le... renseignement que vous... désirez ?

Le marchand cherchait laborieusement ses mots dans une langue qu’il ne maîtrisait pas et sa voix montait comme s’il posait une question.

— Vraiment ?

Tout à coup, le Chasseur ne sentait plus sa jambe. Enfin, il entrevoyait une piste !

Sally se tourna vers le marchand, horrifiée. Comment pouvait-il savoir ? Puis elle comprit. Il avait dû les observer par la fenêtre.

Le marchand évitait le regard accusateur de l’hôtesse. Il semblait gêné mais, de toute évidence, il avait entendu assez du discours du Chasseur pour avoir peur.

— Nous pensons que ceux que vous... recherchez ont fui avec le... bateau ?

— Le bateau. Quel bateau ? aboya le Chasseur, trop heureux de faire voir qui était le chef.

— Nous ne connaissons pas vos bateaux. Un petit, avec des voiles... rouges ? Une famille et un... loup.

— Un loup ? Ah ! Oui, le corniaud.

Le Chasseur s’approcha du marchand (un peu trop au goût de ce dernier) et lui murmura :

— De quel côté sont-ils allés ? Vers l’amont ou vers l’aval ? Les montagnes ou le Port ? Réfléchis bien, mon ami, si tu veux que tes compagnons et toi passiez la nuit au frais.

— Vers l’aval. Le Port, marmonna le marchand qui trouvait l’haleine de son interlocuteur particulièrement déplaisante.

Le Chasseur laissa éclater sa satisfaction :

— A la bonne heure ! Maintenant, toi et tes amis, je vous suggère de partir tant que vous le pouvez.

Les quatre autres marchands se levèrent sans un mot et rejoignirent leur compagnon en évitant piteusement le regard plein d’effroi de Sally. Puis ils se fondirent dans la nuit, abandonnant la pauvre femme à son sort.

— Bonne nuit, gente dame, persifla le Chasseur en exécutant une révérence. Et encore merci pour votre hospitalité.

Il sortit et claqua la porte derrière lui.

— Barricadez la porte et les fenêtres ! lança-t-il d’un ton rageur. Empêchez-la de fuir !

Il parcourut le trottoir de planches en quelques enjambées.

— File à l’embarcadère et trouve-moi une chaloupe rapide, ordonna-t-il à l’estafette qui attendait au bout du trottoir. Qu’est-ce que tu attends ?

Quand il eut atteint la berge, il se retourna vers la taverne assiégée. Rien ne lui aurait fait plus plaisir que de voir les flammes monter à l’assaut des murs avant de partir, mais il ne pouvait s’attarder. Il devait suivre la piste tant qu’elle était chaude. Il se dirigea vers le quai pour y attendre la chaloupe, un sourire satisfait aux lèvres.

Cette femme allait voir ce qu’il en coûtait de se moquer de lui !

Derrière le Chasseur souriant trottait l’apprenti, à la fois très excité et vexé d’être resté au froid à l’extérieur de la taverne. Il s’enveloppa dans sa cape, frémissant d’impatience. Ses yeux sombres étincelaient et l’air vif rougissait ses joues pâles. Ça allait être la grande aventure que lui avait annoncée son maître, le prélude au retour de celui-ci ! Et il en faisait partie. Sans lui, rien ne pourrait arriver. Il était le conseiller du Chasseur. C’est lui qui superviserait la traque, lui qui ferait la différence grâce à ses pouvoirs magiques. Un doute lui traversa l’esprit, mais il se hâta de le repousser. Il se sentait tellement important qu’il avait envie de crier, de faire des bonds ou de frapper quelqu’un. Mais il n’en avait pas le droit. Il devait obéir à son maître, se montrer prudent et discret tant qu’il suivrait le Chasseur. Peut-être pourrait-il frapper la princesse - la Pouline - quand il l’aurait capturée. Ce serait bien fait pour elle.

— Arrête de rêvasser et dépêche-toi de monter, le houspilla le Chasseur. Mets-toi au fond pour ne pas gêner.

L’apprenti obtempéra. Même s’il répugnait à l’admettre, cet homme lui faisait peur. Il gagna prudemment l’arrière de la chaloupe et se glissa dans l’espace minuscule aux pieds du premier rameur.

Le Chasseur jaugea la chaloupe d’un air approbateur. Longue, effilée et aussi noire que la nuit, elle était recouverte d’une laque brillante qui lui permettait de glisser sur l’eau aussi aisément que la lame d’un patin sur la glace. Propulsée par dix rameurs surentraînés, elle pouvait distancer n’importe quelle embarcation.

L’avant était équipé d’un projecteur puissant et d’un trépied. Le Chasseur s’assit sur une planche à la proue, derrière le trépied sur lequel il fixa son pistolet d’argent en un tournemain. Puis il tira une balle du même métal de sa giberne, l’examina pour s’assurer que c’était bien celle qu’il voulait et la plaça dans un petit plateau à côté du pistolet. Il prit ensuite cinq balles ordinaires dans les réserves du bateau et les aligna près de la première. Il était fin prêt.

— En route !

La chaloupe s’éloigna du quai sans bruit, gagna le milieu de la rivière et se fondit dans l’obscurité.

Le Chasseur jeta un coup d’œil derrière lui pour jouir du spectacle qu’il avait tant attendu.

Des flammes montaient vers le ciel, ondulant tels des serpents.

Le feu dévorait la taverne de Sally Mullin.

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